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Double marché

La production érotique investit largement le marché du livre et circule aussi bien dans des éditions pirates que dans des livres « avec privilèges ». Se dessine alors un double marché que se partagent ouvrages interdits, le plus souvent imprimés en Hollande, et ouvrages autorisés. La distinction est, en pratique, poreuse et mouvante : elle dépend à la fois des politiques de censure, des stratégies éditoriales et des réseaux de diffusion. Les frontières entre licite et illicite s’estompent dans un jeu subtil de contournements : les éditeurs français recourent fréquemment à de fausses adresses — souvent hollandaises ou suisses — pour masquer l’origine réelle des impressions, tandis que certains textes érotiques paraissent simultanément en version expurgée bénéficiant d’un privilège royal, et en version non expurgée diffusée clandestinement.

Ainsi, les contes licencieux de Jean de La Fontaine, publiés pour la première fois en 1665 sous le titre Contes et nouvelles en vers, offrent un exemple révélateur : s’ils sont d’abord imprimés à Paris avec privilège (après avoir été amendés par l’auteur), des éditions non autorisées, non expurgées et souvent plus proches des manuscrits originaux circulent en parallèle, portant de fausses adresses comme « Amsterdam » ou « Cologne » pour échapper aux poursuites. De même, le texte célèbre L’École des filles (1655), attribué à Michel Millot et Jean L’Ange, est imprimé clandestinement, vraisemblablement aux Provinces-Unies, et diffusé en France sous couvert d’adresses fictives — un cas emblématique de la production érotique « hollandaise » destinée au marché français. Ce livre connaît une large diffusion dans les cercles lettrés et bibliophiles malgré les condamnations, grâce à des réseaux bien organisés.

Cette porosité favorise donc la coexistence d’une circulation officielle, contrôlée et moralement encadrée, et d’une diffusion souterraine, appuyée sur des réseaux de libraires, colporteurs et amateurs éclairés. L’édition clandestine hollandaise joue ici un rôle central : grâce à une relative liberté d’impression et à des infrastructures éditoriales puissantes à Amsterdam ou La Haye, elle permet d’échapper aux contrôles français et alimente abondamment le marché noir du livre. L’ensemble participe à un système éditorial complexe, où les œuvres licencieuses peuvent passer d’un circuit à l’autre — comme en témoigne, plus tôt dans le siècle, la trajectoire de certains textes de Théophile de Viau, condamnés en France mais imprimés à l’étranger —, reflétant autant les tensions politiques et religieuses du temps que la vitalité commerciale et littéraire du genre érotique au XVIIᵉ siècle.